Jules-John Dunand (qui francisera plus tard son prénom en Jean) naît en Suisse en 1877 et entre à 14 ans à l’Ecole des Arts Industriels de Genève où il se spécialise dans le travail du métal. Après son diplôme, il se rend à Paris en 1897, s’établit comme ouvrier ciseleur et étudie en parallèle à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs dans l’atelier du sculpteur Jean Dampt avec qui il participe à divers travaux d’aménagement qui seront son point de bascule vers les arts décoratifs. Revenant en Suisse sur ses périodes de vacances, l’étudiant insatiable profite de ces séjours pour s’initier aux subtilités de la dinanderie auprès d’un artisan chaudronnier de Genève. Ce lien fort avec son pays natal le pousse à fonder en 1899[2] l’Association des Artistes Suisses à Paris, et à participer pour la Suisse à l’Exposition Universelle de 1900 où il reçoit une médaille d’or pour une sculpture. Installé en 1904 dans un atelier du 14e arrondissement, il expose pour la première fois des dinanderies au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts. Le succès remporté par cette production l’encourage à s'orienter définitivement vers les arts décoratifs à partir de 1905 afin notamment de s’affranchir "de la nécessité de quémander les commandes officielles ou d’accepter de se charger de boulots alimentaires"[3].
Résolu à ne produire que des pièces uniques, Dunand choisit de renoncer aux procédés de tournage et d’estampage pour façonner ses pièces au marteau. Il les décore ensuite en repoussant et ciselant le métal, techniques auxquelles s’ajoutent des incrustations d'or ou d'argent, des patines, des laques ou des émaux, les techniques étant souvent associées sur une même pièce. Résolument artisanales et dégagées de toute influence d’école, les dinanderies de Dunand s’imposent comme profondément sui generis et la critique remarque sa technicité et son sens unique du décor.
En 1906, Dunand figure dans la section des arts décoratifs à l'Exposition Internationale de Milan en tant qu'artiste suisse et obtient une médaille d'or pour ses dinanderies. L’artiste découvre la même année les bronzes chinois et japonais dont l’influence se traduit dans ses décors où l’ornementation végétale ou animale devient plus réaliste.
A partir de 1909, afin de répondre à des commandes sans cesse plus nombreuses, Dunand commence à accueillir et former des assistants dans son atelier. En 1912, l’artiste prend un chemin déterminant en décidant d’approfondir sa pratique et sa connaissance de la laque auprès de Seizo Sugawara. Les précieuses leçons du maître laqueur japonais consignées dans un carnet, Dunand continue l’exploration des possibilités du médium …. avant que la Grande Guerre qui éclate en 1914 ne viennent suspendre l’activité de l’atelier.
Bien que de nationalité Suisse, Dunand reste en France, s’engage comme conducteur d’ambulance pour La Croix-Rouge et imagine même en 1917 un nouveau casque de combat à visière pour les soldats français. La Guerre terminée, il retourne à sa pratique et à ses recherches artistiques, autour notamment du médium devenue une obsession à propos duquel son épouse écrit[4] : "Jean rêve de laque". Au sein de l’atelier dédié, Dunand explique à ses collaborateurs comment superposer aux oxydations du métal des couches de laque qui viendront en accentuer les patines.
Exposant au Salon de la Société des Artistes Décorateurs de 1919, il est profondément marqué par les œuvres laquées d’Eileen Gray et son emploi du médium sur du mobilier moderne. La même année, Dunand est nommé parmi les membres du jury de la Fondation Blumenthal et fera ainsi connaissance avec le marché américain et ses mécènes. Il expose alors à la Galerie Duwin (New York) une trentaine de pièces qui remportent un vif succès, tandis qu’en France il fait l’objet d’un article laudatif dans la revue Art et Décoration. Dunand y est qualifié de "ciseleur de sensations, marteleur d'harmonies"[5], périphrases que confirme un succès critique et commercial à chaque exposition.
Dans le courant de l’année 1920, le dinandier poursuit ses "rêves de laque" dans l’idée de faire jouer au médium un rôle similaire à celui de la peinture ou d’en habiller intégralement des meubles. Sa première réalisation toute en laque est un panneau reprenant une composition d’Henri de Waroquier, qu’il présente au Salon des Artistes Décorateurs de 1921. Le succès rencontré le conforte dans son approche de la laque, qu’il appliquera désormais à la dinanderie, aux meubles, aux bijoux et jusqu’à des intérieurs de voitures de luxe.
L’année 1923 voit les décors de Dunand devenir plus géométriques, confinant parfois au Cubisme avec des surfaces décorées de couleurs contrastées opposant le rouge vif à des noirs profonds, de l’argent, de l’or ou de la coquille d’œuf. Ses envois aux Salons sont de plus en plus appréciés et attendus, tandis que ses expositions sont pour les Galeries qui les reçoivent l’assurance d’un succès commercial et critique. La clientèle de l’artiste s’élargit à la nouvelle bourgeoisie d’après-guerre et, en 1924, Jean Dunand est à la tête d’un atelier employant une soixantaine de personnes. Il étend alors son activité à la production de bijoux en métal aux délicats motifs géométriques réalisés en incrustations métalliques, de coquille d'œuf, ou bien sûr laqués, qui sont notamment destinés aux maisons de couture d’Elsa Schiaparelli ou de Jeanne Lanvin. S’y ajouteront de délicats accessoires (poudriers, boîtes, étuis et miroirs) ainsi que des tissus laqués de motifs géométriques pour la haute couture. Tous ces travaux concourent à l’ultime mise au point des œuvres qui seront présentées l’année suivante à l’Exposition internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de 1925.
L’évènement consacre Dunand comme un maître du métal et de la laque avec laquelle il a décoré plusieurs dinanderies, des vases monumentaux et un bahut réalisé en collaboration avec Ruhlmann et Lambert-Rucki. Il expose également un luxueux fumoir aux meubles et panneaux muraux décorés de laque noire pour le pavillon Une Ambassade Française tandis que son amie la couturière Mme Agnès décore son stand du Pavillon de l’Élégance de plusieurs de ses vases, meubles et panneaux laqués, au-dessus desquels veille son portrait en laque, or et argent sur fond de coquille d’œuf.
Ces portraits de laque participent d’une évolution du travail de l’artiste vers de plus en plus de figuration, tout à sa volonté d’en faire un médium proche de la peinture. D’un perfectionnement toujours plus avancé, les œuvres de laque que Dunand expose durant l’exposition particulière que lui consacre la Galerie la Renaissance en juin 1929 seront qualifiées[6] "de véritables chefs-d’œuvre, aussi bien par la spiritualité qui les anime que par le fini de leur exécution".
Durant les Années 1930, Dunand réalise trois importantes commandes somptuaires : les décors pour l’Exposition Coloniale commandés par le gouvernement français et une part de la décoration intérieure des paquebots l’Atlantique et le Normandie, nouveaux géants des mers qui deviendront de véritables ambassadeurs de l’art du décor français moderne.
Il présente en avant-première au Salon des Artistes Décorateurs de 1930 les panneaux de laque qui orneront la salle de lecture du Musée des Colonies inauguré lors de l’Exposition Coloniale de 1931 et qu’il offrira à l’État à l’issu de l’évènement.
Puis, pour l’Atlantique, en 1931, Jean Dunand participe aux décors de la salle-à-manger des premières classes avec des panneaux en laque brune et fond argent représentant des animaux de la jungle parmi une végétation tropicale stylisée. Le paquebot est malheureusement victime d’un incendie en janvier 1933 qui détruisit toutes les laques.
Enfin, le décor réalisé pour le fumoir du Normandie en 1935 s’impose comme un chef d’œuvre de maîtrise et d’inspiration. Témoignant de l’incroyable virtuosité atteinte par Dunand dans l’art de la Laque il se compose de cinq panneaux monumentaux sur le thème "Jeux et Joies de l’Homme"[7].
Pour ces chantiers, le maître a travaillé entre autres avec son fils Bernard, suiveur appliqué de son père à propos duquel un critique[8] relèvera que "Bernard Dunand a hérité la perfection technique de son père". Il est heureux que l’art de Dunand ait été transmis durant cette décennie car la décoration du Normandie sera, a posteriori, le chant du cygne de l’artiste.
En effet, après avoir présidé la section "laque" de l’Exposition Internationale de Paris en 1939 et décoré le pavillon de la France à l’Exposition Internationale de New York, l’artiste perd son fils Jean-Louis en 1940. Anéanti de chagrin,
Jean Dunand participera une dernière fois au au Salon des Tuileries en juin 1941 avant de s’éteindre le 7 juin 1942.
Sculpteur, dinandier, ébéniste, laqueur et peintre, à la fois artisan et technicien, Jean Dunand était également un homme de son temps qui puisa dans les Années Folles autant d’inspiration qu’il leur en donna. C’est en cela qu’il est aujourd’hui une véritable icône des Arts Décoratifs au sein desquels sa modestie, sa persévérance et son inventivité participe de cet indicible "par quoi les formes deviennent style"[9].
[1] Gabriel Henriot in Mobilier et Décoration, décembre 1925, page 47
[2] avec le peintre et graveur François-Louis Schmied et le sculpteur Carl Angst
[3] Dunand lors d’un entretien avec Maximilien Gauthier in La Renaissance politique, littéraire et artistique en 1923.
[4] dans l’entrée du 3janvier 1919 de son carnet personnel cité in Amélie et Félix Marcilhac : Jean Dunand, Norma éditions, 2020, page 34.
[5] Emile Sedeyn in Art et Décoration, décembre 1919, page 126
[6] par le critique Roger Nalys in L’Officiel de la mode, numéro 96, 1929
[7] exécutés d’après les dessins de Dupas il déclinent respectivement "La Pêche", "Les Sports", "La Conquête du cheval", "Les Vendanges" et "La Danse" sur mille-soixante-dix-huit panneaux de laque sculptés, peints et rehaussés de feuilles d’or.
[8] Yves Sjöberg in France-Illustration, numéro 117, décembre 1927, page 654.
[9] André Malraux in Les Voix du silence, 1951.